Cuxa aux 19e et 20e siècles
A Cuxa, comme en Roussillon et partout en France, les décisions révolutionnaires de l’Assemblée nationale eurent pour effet de supprimer l’antique abbaye en tant qu’institution religieuse. On peut rappeler la chronologie : c’est le 2 novembre 1789 que la Constituante « nationalise » les biens du clergé, destinés à sauver la France de la faillite financière, et le 13 février 1790 que les ordres monastiques sont supprimés. La mise en œuvre des mesures prises n’est que progressive, l’inventaire des objets de valeur ordonné par la loi a lieu à Cuxa le 29 avril 1790. L’abbaye ne compte plus alors que huit moines, et ce jour-là trois d’entre eux la quittent volontairement; l’abbé, Joseph de Réart, reste, mais mourra en novembre. L’argenterie est livrée à la Monnaie de Perpignan dès le 31 janvier 1791, mais ce n’est que le 5 février 1792 que les meubles de l’abbaye sont vendus (à la réserve des objets du culte qui sont attribués à des paroisses du voisinage). En janvier et février 1791, d’autres moines, les derniers, ont volontairement quitté l’abbaye. Puis les bâtiments et les terres ont été adjugés le 28 mai 1791, pour 19 287 livres, à un négociant de Prades, Antoine Laverrou, dont le neveu puis le petit-neveu conserveront la propriété jusqu’en 1862. Les acquéreurs portent évidemment plus d’intérêt aux terres, cultures ou forêts, qu’aux bâtiments conventuels, dont ils n’ont pas vraiment l’usage. Deux parties de l’abbaye sont habitées, au moins de façon discontinue, par les nouveaux propriétaires. Il s’agit d’une part du logis de l’abbé, au nord, et d’autre part du logis du sacristain majeur, situé à l’ouest de l’abbatiale, en partie à l’emplacement des églises de l’abbé Oliba élevées au 11ème siècle. Les autres bâtiments retiennent peu l’attention, et, surtout, ne sont plus entretenus. Assez vite, l’église se ruine : la couverture disparaît, et, l’un après l’autre, les arcs diaphragmes portant la charpente tombent: en 1825, la chute de l’un deux défonce le caveau où étaient ensevelis les abbés, ce qui motive le transfert des restes de ceux-ci au cimetière de Codalet. En 1839, le clocher nord s’effondre, écrasant les bâtiments voisins et une partie du cloître.
Dès le début du siècle, le cloître subit des atteintes et des colonnes, bases et chapiteaux sont démontés et revendus avec profit pour d’autres usages (rappelons d’ailleurs que le pavage en marbre de l’église, et le maître-autel, ont été acquis de bonne heure par la paroisse de Vinçà). La fontaine publique de Codalet s’orne d’une arcade complète prise au cloître, avant 1833. Dans les années 1833-1837, se crée à Prades un établissement de bains : son propriétaire acquiert pour le décorer 12 (ou même 14) colonnes et chapiteaux, qui y resteront, comme on le verra plus loin, jusqu’en 1913. Quelques chapiteaux partent pour la collection de Pierre-Yon Vernière, le juge de paix d’Aniane (Hérault), amateur de sculpture qui a aussi recueilli les fragments du cloître de Saint-Guilhem-le-Désert. Et, si l’on suit les quelques représentations iconographiques du cloître que l’on possède, on peut voir que dès 1824, d’après le chevalier de Basterot, les galeries nord et est du cloître sont déjà en partie spoliées. Cet état d’abandon, et, pourrait-on dire de « disponibilité » du cloître motive le projet de la Commission archéologique de Narbonne pour l’acquérir, en 1841 : il reste alors trente-sept colonnes debout. Mais celui-ci n’aboutit pas, les prétentions du propriétaire (1500 f. pour le tout) étant trop élevées. Il est difficile de documenter plus précisément le « démontage » progressif que subit le monument : sur les lithographies du milieu du siècle, qui montrent encore le cône d’éboulis du clocher effondré qui a envahi l’aire du cloître, on ne voit debout que l’angle sud-ouest, avec environ neuf arcades, c’est la situation qui prévaudra jusqu’au début du 20e siècle. En 1862, l’abbaye est classée Monument historique. A une époque non précisée, la fontaine du cloître, vaste cuve monolithe en marbre, a été vendue. L’abbé Font la signale près de Perpignan, dans un jardin privé, vers 1880 (elle se trouve aujourd’hui à Eze-sur-Mer, sur la Côte d’Azur). Vers 1880 encore, le nouveau propriétaire, un maître de forges, Rémy Jacomy, après avoir reconstruit la chapelle votive de saint Pierre Orseolo, fait aussi restaurer la chapelle d’axe du chevet de l’église, et recouvrir de tuiles les voûtes sur croisées d’ogives du chœur de l’église, qui ne sont pas tombées : c’est le début d’une timide renaissance.
Jacomy ayant fait de mauvaises affaires, ses biens sont vendus et Cuxa passe en 1883 aux mains de Jacob Holtzer, autre maitre de forges auquel il était auparavant associé, qui possède les hauts-fourneaux voisins de Rià. L’attitude du nouveau propriétaire, d’origine protestante, sera toute différente vis-à-vis de l’abbaye.
C’est en janvier 1907 que se noue le destin contemporain du cloître de Cuxa : comme nous l’avons vu, il est déjà presque entièrement détruit et dispersé, et il n’en subsiste que l’angle sud-ouest. Arrive alors à Prades un acheteur de sculptures médiévales, l’artiste américain George Grey Barnard : celui-ci est attiré en ces lieux par les deux chapiteaux de Cuxa rencontrés dans la collection Vernière, qu’il a acquise chez un antiquaire parisien l’année précédente. Barnard est un sculpteur doué, formé à Chicago puis élève de l’Ecole des Beaux-Arts de Paris dans les années 1886-1894, revenu en France en 1902 pour préparer une commande monumentale pour le capitole de Harrisburg (Pennsylvanie). Il a, par goût et par nécessité, développé une activité d’achat-vente de sculptures médiévales, en liaison avec des antiquaires parisiens. A cette époque, les débris épars de monuments religieux démantelés à la suite de la Révolution sont encore nombreux en France et peu recherchés, et grâce à son flair Barnard alimente le commerce tout autant qu’il se constitue une collection personnelle, entreposée dans sa résidence de Moret-sur-Loing. Il songe à la transporter à New York, pour former un musée, et donner ainsi des racines à l’art américain qu’il juge dépourvu de modèles. En quelques jours, Barnard prospecte Prades et les environs, et réalise une impressionnante moisson de 14 bases, 2 colonnes et 37 chapiteaux qu’il achète à des particuliers, dont les jardins ou les terrasses s’étaient ornés ainsi, tout au long du siècle, aux dépens de l’ancienne abbaye. Il négocie également avec la propriétaire de l’établissement de bains, qui lui cède les 12 colonnes et chapiteaux par contrat, cependant laissés sur place (l’acquéreur se réservant de les faire démonter plus tard). Edwige Praca a montré comment l’offre commerciale augmente considérablement la valeur de ces pièces, qui, estimées ensemble 120 f. lors d’un partage successoral en 1889, sont achetées par Barnard 6000 f., soit 50 fois plus cher.
A Cuxa, malgré le classement comme Monument historique, et en total mépris de la loi, Holtzer lui vend également les dernières arcades du cloître subsistantes sur place, ainsi que d’autres éléments importants : comme pour l’établissement de Bains, ces éléments ne sont cependant que « réservés », moyennant un acompte. Barnard n’est pas resté plus de dix jours à Prades : pourtant, son œil et son argent ont fait merveille, et il repart en ayant acquis l’essentiel, on peut le dire, du cloître de l’ancienne abbaye. On peut se demander d’ailleurs dans quel climat et avec quelle aide l’américain a pu réussir ainsi cette véritable « pêche miraculeuse », alors que dans le même temps l’évêque de Perpignan, Mgr de Carsalade du Pont avait racheté (en 1902) les ruines de l’abbaye, toute proche, de Saint-Martin du Canigou et entrepris sa restauration, recherchant pour cela le soutien de la population. Comme Barnard, l’évêque recherche dans le pays, autour de Prades, les fragments de l’ancienne abbaye, en utilisant bien sûr tout le « réseau » ecclésiastique dont il dispose. Cela ne pouvait-il produire les prémices d’un intérêt patrimonial, collectif, pour ces éléments ? N’oublions pas d’ailleurs que l’action en faveur des monuments se développait, en France, depuis les années 1830, qu’une législation spécifique existait depuis 1887 et que, en Roussillon même, l’œuvre d’intellectuels comme Brutails ou d’historiens locaux avaient attiré l’attention sur tous ces vestiges. En 1906, quelques mois seulement avant l’arrivée de Barnard, Perpignan avait même accueilli le Congrès archéologique de France, qui avait visité Cuxa. Alors ? L’anti-cléricalisme, le climat qui accompagne la Séparation des églises et de l’Etat joue-t-il pour sa part un rôle, antagoniste, dans cette affaire ? On peut l’imaginer.
De son côté, la société Holtzer montre en 1908 son peu d’intérêt pour le monument : elle envisage la démolition du clocher subsistant, en arguant de son mauvais état. Elle n’y renoncera qu’à la condition de voir les travaux de consolidation entièrement payés par l’Etat, au titre des Monuments historiques.
La propriétaire de l’établissement de Bains ne cessa de réclamer, elle, dans les années suivantes, la réalisation effective du contrat conclu, pour en recevoir le prix. Parallèlement, Barnard avançait dans la réalisation des sculptures monumentales commandées pour Harrisburg, et projetait de faire expédier outre-Atlantique en une seule fois et sa collection médiévale et son œuvre majeure, en 1913. Le voici donc de retour à Prades, pour prendre livraison des arcades de Cuxa et de l’établissement de bains. Mais cette fois-ci, au lieu de l’atmosphère favorable de 1907, Barnard rencontre une opposition, menée par Edmond Sans, l’architecte des Monuments historiques, qui fait agir l’administration des Beaux-Arts. Une campagne de presse a lieu, elle trouve un appui dans la population, car, à la différence des autres œuvres, les chapiteaux de l’établissement de bains sont connus de tous, et font partie du paysage familier de la ville. En quelques années, les esprits ont évolué. Barnard comprend vite qu’il n’aura pas gain de cause facilement, et part brusquement pour Paris, où il demande audience au secrétaire d’Etat aux Beaux-Arts, Léon Bérard : là, il offre théâtralement à la France les chapiteaux de l’établissement de bains qu’on lui conteste, « en remerciement de la formation artistique qu’il a reçue » (21 mai 1913). Ce « cadeau » inattendu désamorce toute polémique et se révèle très habile, puisque Barnard peut sans inconvénient emporter, ce qui reste assez inexplicable, les derniers chapiteaux du cloître de Cuxa – pourtant protégés par la loi – et exporter, par Le Havre, toute sa collection. Celle-ci, comme l’on sait, sera exposée par lui à New York dès 1914, puis rachetée par John Rockefeller Jr en 1925 pour constituer le pôle médiéval des collections duMetropolitan Museum of Art de New York, sous le nom de Cloisters, que Barnard lui-même lui avait donné. Comme on le sait également, le bâtiment spécialement construit en 1931 sur les bords de l’Hudson pour les Cloisters s’inspire de Cuxa.
L’ancienne abbaye restant une propriété privée, les colonnes et chapiteaux offerts à la France par le sculpteur sont placées devant la façade de l’église de Prades, pis-aller un peu dérisoire, par les soins des Monuments historiques. En 1919, l’abbaye est enfin vendue par les Holtzer, à la sœur de Ferdinand Trullès, notaire à Ille, qui voulait réaliser la restauration monastique de Cuxa au profit des cisterciens de Fontfroide, auto-exilés en Espagne à l’époque des lois sur les congrégations. Son projet ne se réalise qu’après sa mort, mais l’abbaye redevient donc abbaye dès 1919, bien que méconnaissable : il ne reste debout que la grande église (encore celle-ci est-elle aux deux-tiers découverte), et, peu ou prou, l’ancien logis abbatial. Là où s’élevait le cloître sont des terrains cultivés, plantés en vigne. Les cisterciens n’ont pas de grands moyens, et ne s’attaquent pas, pour ainsi dire, à la restauration de l’abbaye. Leur communauté s’installe dans l’ancien logis abbatial, tandis qu’un grand bâtiment agricole est élevé plus au nord, par l’architecte Edouard Mas-Chancel (1929). En 1932, l’archéologie braque à nouveau ses projecteurs sur l’abbaye : Félix Hernández publie en Espagne son étude sur Cuxa, una iglesia del ciclo mozarabe catalán, qui pointe pour la première fois l’originalité architecturale de la grande église aux arcs outrepassés. Cette publication déclenche un regain d’intérêt, qui motive une campagne de recherches et de fouilles franco-espagnole en 1933 et 1934, dirigée par l’architecte et archéologue catalan Josep Puig i Cadafalch – lequel, disciple de Brutails, s’intéressait à Cuxa depuis de longues années. Sous cette impulsion différents travaux s’opèrent, et une collaboration s’établit entre Henri Nodet, l’architecte en chef des Monuments historiques, et Puig. Celui-ci fait un retour dramatique à Cuxa en 1936-37, devant fuir Barcelone en proie à la guerre civile. Il y reste réfugié six mois avant de gagner Paris, levant le plan de l’abbaye, surveillant les travaux de déblaiement de la crypte, et proposant à Nodet un projet pour rétablir la toiture de l’église.
Ce n’est qu’après la seconde guerre mondiale que des initiatives décisives conduiront à donner à Cuxa l’aspect que nous lui connaissons aujourd’hui, projetées et conduites par l’architecte Sylvain Stym-Popper qui a succédé à Nodet. En quelques années, sur fonds publics, Stym-Popper reconstruit partiellement le cloître (galeries sud et ouest), avec les chapiteaux donnés par Barnard, et tous ceux qu’on a pu encore retrouver sur place ou dans le voisinage. En 1955, Cuxa peut enfin rivaliser avec New York…