54es Journées romanes, 2023

L’Homme, l’art et la nature à l’époque romane

résumés des conférences


Lundi 3 juillet


Conférence d’ouverture : Sanctifier le monde

Jean-Claude Bonne, École des Hautes Études en Sciences sociales

I.  l’art roman face à la question des rapports entre le sensible et le spirituel dans la création

« L’homme, l’art et la nature » ne sont pas des catégories universelles et univoques qu’on pourrait associer à des réalités évidentes. Quand nous pensons « Nature » —une notion aux sens multiples et aujourd’hui encore changeants— on dira que le Moyen Âge pensait d’abord « Création », un monde terrestre, originellement harmonieux et tout sanctifié mais qui, à la suite de la faute des premiers hommes, a été maudit par Dieu. Cette malédiction s’est traduite par une dysharmonie qui s’est établie à l’intérieur de l’homme et dans le monde entre le sensible et le spirituel. Le Christ a essentiellement rétabli la possibilité d’un lien spirituel de l’âme humaine avec Dieu, sans que le message évangélique engage une rédemption notable du reste du monde terrestre. L’Église et particulièrement le monachisme du Haut Moyen Âge ont développé une doctrine ascétique du mépris et du détachement du monde considéré comme corrompu. On a cru pouvoir encore associer cette conception à la réforme grégorienne du XIe siècle et considérer l’irréalisme et le schématisme notoires des figures romanes comme l’expression d’un rejet du sensible au profit de vérités purement intelligibles. En réalité, la réforme initiée par Grégoire VII s’est proposé de reprendre le contrôle des communautés religieuses relâchées pour mettre le spirituel à la tête d’une société, elle-même renouvelée, et non pas pour situer le spirituel en dehors de la société. Le corps est nécessaire à l’âme qui le vivifie, comme les biens matériels le sont à l’Église féodale dont l’Esprit-Saint sanctifie les possessions. L’essor considérable que connaît la production des images religieuses au XIe et XIIe siècles traduit, à sa manière, une intensification du besoin de retrouver une articulation positive entre le spirituel et le corporel, par-delà toute tentation de dualisme. Il ne s’agit pas de tenter d’échapper au sensible mais plutôt de trouver à re-sanctifier un monde en proie à des forces invisibles, spirituellement saintes ou diaboliques, mais aussi matériellement bénéfiques ou maléfiques au sein desquelles l’homme vit en très étroite dépendance avec son milieu qui n’est pourtant pas isolable du cosmos. Si l’image romane montre toujours la nécessité de se tourner vers le spirituel, c’est parce que celui-ci vient infuser (le mot est de Hugues de Saint-Victor) du spirituel dans le matériel, ce qu’on appellera une spiritualisation du matériel. 

Mais l’époque et l’art romans ne sont pas monolithiques, ils sont traversés par des tensions, tensions dont la définition de la création formulée par le même Hugues de St-Victor est un bon témoin :  « tout cet univers, ce monde sensible, est pareil à un livre écrit du doigt de Dieu, c’est-à-dire créé par la puissance divine (virtute divina), et toutes les créatures sont comme des figures […] établies par le jugement de Dieu pour manifester et, pour ainsi dire, signifier d’une certaine manière sa sagesse invisible ». Si Hugues de Saint-Victor reste naturellement attaché, comme l’art roman, aux 4 sens traditionnels de l’Écriture étendus à l’exégèse chrétienne de l’histoire, il déclare, dans le traité dont est extraite cette citation, son admiration de la « nature » végétale et animale, autrement dit du monde au sens littéral, dont la beauté lui paraît un témoignage sensible manifeste, c’est-à-dire direct ou immanent de la sagesse divine. On a souvent souligné l’apparition, sous le nom de « Renaissance du XIIe siècle », d’une nouvelle sensibilité au monde d’ici-bas, un éveil, a-t-on dit, à « la consistance de la nature, à sa cohérence rationnelle, à son autonomie vis-à-vis de la causalité divine » (D. Poirel). Il est vrai que les philosophes physiciens de l’École de Chartres (dont l’un des intervenants parlera) entrent parfaitement dans ce cadre. Mais l’intérêt pour l’image plus naturaliste de la « nature » ne se manifestera que dans certains formes de l’art gothique et surtout Renaissant.  Il convient donc d’avancer quelques propositions sur les modes de figuration de l’image romane.

II.  De l’image romane

L’image religieuse (sur laquelle on se concentrera) est toujours attachée à un objet-support — Bible, mobilier, objets ou livres liturgiques, chapiteaux, pavement d’église… — auquel elle doit montrer son attachement matériel et symbolique, sans chercher à s’en autonomiser et qu’elle doit « orner » pour célébrer sa sacralité, tout en ornant aussi et du même mouvement ce que, en tant qu’image, elle doit signifier (Bède dit que les images servent à « orner et instruire », je dirai que l’ornementation peut être, elle aussi, une manière d’instruction moins sur leur sens que sur les valeurs de ce qu’elles figurent). L’ornementation, comme je la comprends, ne se réduit pas à un genre aux motifs distincts confinés dans les bordures des images, elle est une modalité de construction des formes et de distribution des couleurs qui sert tout à la fois à exalter la sacralité du support et à qualifier positivement mais aussi négativement ou d’une façon ambivalente (ce qui fait au moins 3 valences possibles) le sujet de l’image. L’ornement ajoute une plus-value esthétique, graphique, plastique ou chromatique qui doit montrer son artificialité (ou  mieux son caractère artificieux pour rester au plus près du sens de ars en latin) dans l’image à laquelle elle peut s’intriquer étroitement afin d’assurer simultanément la célébration visuelle de l’objet-support de l’image et la dé-naturalisation spiritualisante de son sujet. L’ornementalité (Focillon dit « la pensée ornementale ») est une structure symbolique fondamentale de la qualification et de la re-sanctification intensive de l’image médiévale du monde d’ici-bas et d’attestation de la sacralité des objets, des lieux et des personnes en charge de gérer les rapports de l’homme avec le divin.

On éclairera ces propositions, trop synthétiques, par l’analyse du dessin au trait coloré et de la distribution intensive des couleurs d’une scène de l’Annonciation aux bergers (montrant des hommes, des bêtes et du végétal) dans un Sacramentaire roman des environs de 1100.

III.  Les différents genres de créatures

Ils nous sont fournis par les images de la Création. Celles qui sont inspirées par les récits de la Genèse débouchent sur la Chute après laquelle le monde se voit transformé. 

D’une part, la terre ne fournit plus spontanément aux êtres vivants leur nourriture (intégralement végétale avant la chute), les forêts deviennent un monde hostile et l’homme doit les défricher pour travailler la terre et en tirer les moyens de survivre comme il apparaît dans les représentations des travaux des mois, reliés à l’organisation cyclique du cosmos. Et un type savant d’image montre que l’homme est un microcosme, miroir analogique du macrocosme.

D’autre part, après la Chute, le monde vivant est, lui aussi, transformé. Les animaux déjà distingués avant la Chute se répartissent désormais en 5 catégories : le pecus qui sont les animaux domestiques, soumis à l’homme, les bestiæ ou bêtes sauvages dont certaines sont devenues carnassières et donc agressives (symbole ambivalent des forces positives, négatives ou ambivalentes à l’œuvre dans le monde), les oiseaux qui sont des êtres globalement positifs et médiateurs avec le monde céleste parce qu’ils volent et sont plus proches du ciel, les poissons (représentant du monde aquatique), enfin les êtres rampants (appelés vermines) associables au monde satanique qui s’est infusé dans la Création. Mais celle-ci n’est pas seulement caractérisée par l’opposition du Bien et du Mal en lutte dans l’homme pécheur, elle est aussi marquée par l’opposition entre ce qui est bénéfique (les fruits du travail) et maléfique pour l’existence de l’homme comme les catastrophes, la pénurie, les mauvais sorts (qu’il faut conjurer), la douleur et  la mort (avec la crainte du Jugement). C’est toute cette Création déchue qu’il s’agit de resanctifier comme doit le montrer l’image.

IV.  Des différents modes d’être des créatures et des animæ (les âmes) qui les animent

Au-delà des genres des êtres vivants et de leur apparaître sensible, se pose la question de leurs modes d’être ou de leur nature invisible, autrement dit des animæ qui les animent, et de la façon dont leur action se traduit dans l’image romane.

On peut considérer avec un bon encyclopédiste et vulgarisateur de la pensée théologique de la première moitié du XIIe siècle, comme Honorius Augustodunensis, qu’on reconnaît traditionnellement quatre modes d’être ici-bas.

 – Il y a d’abord la matière qui est faite de la composition à des degrés divers des quatre éléments, le corps de l’homme présentant le meilleur équilibre entre les qualités des quatre. Cette doctrine antique a été transmise par les Pères de l’Église comme Isidore de Séville qui l’a mise en schémas. Ceux-ci ont été repris et amplifiés à l’époque romane et constituent un type d’image abstraite et théorique de la nature de la création, avant les grands diagrammes gothiques.

– Au-dessus de la matière, Honorius dit que l’homme a trois vires animæ (puissances animantes de l’âme) ce que Hugues de Saint-Victor, qu’on associera au propos, appelle la « triplex animæ vis» (la triple puissance de l’âme). S’il faut s’arrêter sur ce point c’est que l’une des fonctions de ce que j’ai appelé l’ornementalisation romane de l’image est de contribuer à la figuration que je dirai à la fois analogique (d’un point de vue cognitif) et animique (d’un point de vue vitaliste) des puissances de l’âme. La première est nommée par Hugues de Saint-Victor animæ vis in vegetandis (que les philosophes, comme Guillaume de Conches, appelleront bientôt « anima vegetalis »), elle « fournit au corps la vie en sorte qu’une fois né il croisse et qu’en se nourrissant, il subsiste ». Honorius formule la chose ainsi : « la vie est la puissance de l’âme qui vivifie le corps et cela nous l’avons en commun avec les plantes et les arbres ». Avant de signifier la végétation qui en est la forme exemplaire parce que nue, le mot vegetatio et les mots de la même famille signifient la puissance germinative de la vie, de même que natura  est apparenté à nasci qui veut dire naître. Ce point est très important pour comprendre que l’image romane confiera à l’artificialité d’une végétation ornementale le pouvoir d’allégoriser et d’animer la puissance vivifiante sous-jacente de la vie — ce qu’on pourrait appeler la  vis animæ vegetalis qui est vita —  en même temps que son rapport (analogique et substantiel) avec les forces spirituelles plus profondes, saintes, diaboliques ou ambivalentes qui sont à l’œuvre dans la création et que l’homme doit affronter en lui-même. On illustrera ce thème avec des images romanes, positives, négatives ou ambivalentes de l’homme inscrit (ou pris ?) dans un rinceau végétal (et aux prises avec des animaux). 

– Au-dessus de l’âme vivifiante-végétalisante, il y a l’anima sensorielle, celle des cinq sens qui permet de juger du sensible. Hugues, à la différence d’Honorius, accorde aux animaux l’imagination et la mémoire. Honorius se contente de dire « Le sentir est une puissance de l’âme qui confère au corps la sensibilité (Sensus est vis animæ quæ corpus sensificat) » et il ajoute, « nous l’avons en commun  avec les bêtes et tous les êtres animés (cum bestiæ et omnibus animantibus) ». Honorius ne dit pas les « animaux » mais il nomme deux catégories les bestiae, c’est-à-dire les bêtes devenues sauvages,  et les animantes, mot (animans) de la famille de animal ou animalis, dont aucun ne veut dire « animal » et ne définit, comme nous l’entendons, une catégorie d’êtres différents des hommes, mais « être animé ou vivant ». 

– Avant d’en venir aux rapports de l’homme avec les autres êtres vivants, particulièrement les bestiæ, on ajoutera que l’homme possède en outre une âme entièrement ou au moins plus spirituelle que les précédentes que Dieu lui a « insufflé » (mais sans doute avec toutes les autres) à la création et qu’on peut définir globalement comme ratio. Elle comporte différents formes ou degrés dont le plus haut se nomme « l’intellect » qui est elle aussi une vis animæ mais accédant à l’intelligence des réalités incorporelles.

À ces puissances de l’âme ou ces âmes multiples (appelée tantôt anima, tantôt spiritus) aux limites insaisissables et fluctuantes entre le spirituel (réputé incorporel) et la  quasi corporéité nécessaire à son activité dans le monde, à ces âmes dans ou entre lesquelles les théologiens multiplient les distinctions (dont nous n’avons pas à connaître ici) correspond dans les images l’extrême perméabilité ou l’osmose entre le spirituel et le matériel, par l’infusion de forces occultes, quasi-magiques dans le visible, qui s’étendent loin  dans l’univers. 

C’est ce que confirme l’image romane des bestiæ sur laquelle il nous faut revenir, comme plus largement sur l’extension du champ des créatures vivantes autres que l’homme.

On n’abordera pas la question des bestiaires, non plus que des herbiaires puisqu’il sera traité dans d’autres présentations. À la différence des images romanes courantes qui n’ont besoin, sauf exception, que de figurations très génériques des animaux et des plantes, ces ouvrages inventorient un nombre considérable d’espèces dont ils définissent les propriétés médicales ou autres quand ils ne les moralisent pas.

On ne pourra s’étendre sur les hybrides, comme la sirène, le centaure, le griffon ni sur les peuples lointains inconnus ou mal connus aux caractères monstrueux, parce qu’inhabituels, toujours plus ou moins animalisés, qui sont tenus soit pour bien réels, soit pour imaginairement tout à fait possibles dans une Création dont on ne connaît pas les limites. En tout état de cause, ces êtres devaient être susceptibles d’une certaine exégèse (au minimum d’être des témoins ornementaux, au sens qualifiant précis qu’on a dit, de la diversité et de l’altérité des créatures). On n’évoquera que le cas de l’Éthiopien (qui a deux paires d’yeux).  

On s’intéressera davantage à quelques images romanes majeures des rapports de force entre les hommes et les bestiæ, bêtes sauvages ou monstrueuses dont les images évoquent les désordres violents, la domination des bêtes sur l’homme (la dévoration) ou inversement l’emprise de l’homme sur les bêtes. Affrontements considérés comme image du combat du Bien contre des forces diaboliques ou ténébreuses du mal dont seul triomphe des hommes exceptionnels et/ou images du combat intérieur contre les tendances basses et les pulsions charnelles de l’homme. Mais la force de ces bestiæ, aussi mauvaise soit elle, peut être captée et mise au service du Verbe en se pliant aux formes de la lettre, ce qui est une manière de sanctifier la force (fortitudo) qui est une vertu capitale dans un monde féodal violent. 

Pour relier au plus intime l’animalité, la végétalité et l’humanité, on retiendra des images de végétalisation de parties des animaux bénéfiques ou maléfiques comme leur queue, et surtout l’image omniprésente dans l’art roman d’un masque humain ou animalisé émettant du végétal ou étant traversé par lui. Hybridations qui sont l’image d’une continuitas de la vita indissociablement sensible et spirituelle qu’on dira animique plutôt qu’animiste, car les animæ, créations divines, ne sont pas, pour le monde ecclésiastique du moins, des entités autonomes, même si la croyance superstitieuse à des puissances quasi animistes, agissant au sein de la création, a eu cours dans la culture populaire.

Mais le christianisme roman en se réclamant de ce qu’on pourrait appeler, avec Hugues de Saint-Victor, « l’esprit qui est la force occulte de la nature (hic spiritus, id est, occulta naturæ vis) », sur l’activité divine ou l’autonomie de laquelle les théologiens eux-mêmes commençaient à se disputer, n’ouvrait-il pas le champ à la possibilité ou à la tentation de rapporter l’immensité de l’immaîtrisable dans la création à des entités occultes tels de nouveaux avatars acculturés par la société romane de déités mythologiques de l’Antiquité.


Mardi 4 juillet


Autour de l’articulation entre nature et spiritualité chez Bernard de Clairvaux et Guillaume de Saint-Thierry

Alexis Grélois, Université de Rouen


La nature dans l’esthétique de l’école de Chartres

Oleg Voskoboynikov, École des Hautes Études économiques, Moscou, EHESS, Paris.

Le rôle des Chartrains dans le renouveau des sciences de la nature dans la première moitié du XIIe siècle est bien connu. La relecture de quelques textes antiques, dont le Timée, l’Asclepius, ainsi que la réception attentive des traductions de l’arabe, leur ont permi de renouveler l’ordre du discours cosmologique. Pourtant, le concept même de l’Ecole de Chartres reste relativement flou, ce qui fait souvent lire et étudier séparément les traités, les gloses et les commentaires des penseurs comme Thierry de Chartres et Guillaume de Conches et la Cosmographie de Bernard Silvestre, chef d’oeuvre de la littérature latine, mais moins « philosophique » à première vue. Or, c’est une esthétisation de la nature qui en explique les enjeux et la visée encyclopédique malgré son volume discret. Cette aptitude à esthétiser se retrouve chez Thierry et Guillaume, elle a influencé les plumes de l’envergure d’Alain de Lille, Jean de Meung et Dante. Mais trouve-t-elle des parallèles dans les motifs naturalistes émergeants dans l’imagerie romane? 


« Sa forme et sa couleur signalaient chaque chose » la perception médiévale de la nature représentée dans l’art roman

Xavier Barral i Altet, Université de Haute-Bretagne, Rennes, Bibliotheca Hertziana – Max Planck Institut für Kunstgeschichte, Rome

“Sa forme et sa couleur signalaient chaque chose” par cette phrase Baudri de Bourgueil indique, au début du XIIe siècle, les contours de la perception médiévale de la nature représentée dans une broderie d’époque romane proche dans tous ses détails de la célèbre Broderie de Bayeux. Pour le peintre catalan Joan Miró (1893-1983), un oiseau est un signe en mouvement sur une toile blanche et pour Picasso un visage, un animal ou un arbre sont figurés par le biais d’une abstraction de lignes et par une composition de couleurs dans l’espace qui ne sont pas une reproduction photographique de la réalité vue et vécue dans la vie quotidienne. Dans cette conférence on essayera de comprendre, à l’aide de textes et d’images de la période romane, comment la nature représentée était perçue par les femmes et les hommes du Moyen Âge. On essayera également de distinguer la perception de la nature connue de celle lointaine, mythifiée, imaginée et rêvée. 


Saint-Guilhem, la maîtrise du lieu sauvage

Julia Perratore, The Met Cloisters, New York

La retraite de l’ermite au désert était un thème central du monachisme chrétien dès l’antiquité tardive. Les Pères du désert ont cherché des régions sauvages, relevant les défis d’un paysage difficile comme une condition de son ascétisme. Pourtant, ils ont également exploité les ressources naturelles qui les entouraient, comme des carrières de pierre ou des sources de l’eau, et ils ont cultivé la terre pour leur propre bénéfice. La perspective monastique sur le monde non-humain, qui était complexe et apparemment contradictoire, équilibrait l’acceptation de la nature sauvage avec le désire de la maîtriser. Cette perspective a connu une reprise d’importance au XIe et XIIe siècles. Dans cette présentation, je propose d’analyser les sculptures du cloître du XIIe siècle de Saint-Guilhem-le-Désert sous l’angle des perspectives monastiques médiévales sur le ‘désert’ (compris au sens médiéval comme n’importe quel lieu sauvage). Saint-Guilhem est un exemple idéal pour cette entreprise, compte tenu de la grande variété et de la complexité de ses sculptures feuillagées, qui témoignent du soin particulier et de l’intentionnalité des sculpteurs. En plus, il faut considérer l’importance de la nature sauvage pour l’identité de l’abbaye, attachée à son même nom, qui est apparu pour la première fois comme alternative à sa première appellation, Gellone, à l’époque de la construction du cloître. Le XIIe siècle est une période très importante pour la construction de l’identité désertique du monastère : en outre de l’adoption apparente d’un nouveau nom par la communauté, la mémoire de son saint patron est préservée à nouveau dans des récits hagiographiques (Vita Sancti Willelmi) et légendaires (Le Moniage Guillaume) qui décrivent sa conversion monastique et sa retraite dans l’Hérault. Je propose que la végétation luxuriante et feuillue du cloître Saint-Guilhem, avec sa variété de formes vraiment étonnante, exprime la perspective de la communauté sur le ‘désert’ choisi par son fondateur. J’interprète ces formes sculptées comme des représentations du lieu désertique du monastère, tandis que leur manifestation en motifs ordonnés témoigne de l’intention des moines de maîtriser le lieu sauvage qui les entourait, résultant en un ‘désordre contrôlé’ paradoxal.    


Mercredi 5 juillet 


Excursion en Catalogne : Vic et Santa Maria de l’Estany


Jeudi 6 juillet 


Quelques remarques sur le refus de la réplication de la nature à l’époque romane

Neil Stratford, membre de l’Institut

La Nature ne fut jamais absente de la pensée médiévale qui poursuivait la recherche d’une compréhension des rapports entre l’Homme et Dieu. La Nature est « un livre écrit par la main de Dieu » (Hugues de Saint-Victor : quasi quidem liber est scriptus digito Dei). Pourtant, une réplication « scientifique » de la nature dans ses détails n’intéressait pas, semble-t-il, l’artiste roman. Nous prenons ici comme point de départ le monde du végétal et ces courtes réflexions posent la question : pourquoi l’amour de la nature n’a-t-il pas été réfléchi dans l’art roman par un amour de la campagne, des arbres ou des fleurs ou des oiseaux ? Dans les années 1180 on peut discerner une tentative de naturalisme dans la sculpture des feuillages, aussi attestée chez les orfèvres (apparemment pas dans l’enluminure). Cette tentative atteint son apogée en France dans les premières années du XIIIe siècle; peut-être ce nouvel intérêt pour la description « botanique » doit-il être mis en relation avec la nouvelle science propagée d’après l’Aristote latin, par Albert le Grand par exemple.  Le tournant vers le naturalisme accompagne la diffusion du vocabulaire de l’architecture rayonnante; elle a fleuri pendant une courte période d’environ 100-150 ans, les différents secteurs de l’Europe ayant, bien entendu, chacun leur propre chronologie. A son tour, le naturalisme devient victime de nouvelles stylisations pour la forme des plantes. Aux onzième et douzième siècles cependant, certaines scènes de la Bible – le jardin du Paradis ou la Fuite en Egypte par exemple- avaient déjà reçu une végétation exotique, mais jamais copiée d’après la nature. Même les herbiers sont liés pieusement à la tradition antique. Le feuillage du monde roman, dans la droite ligne de la tradition, reste dominé par l’acanthe, les palmettes, les rinceaux…

Pourquoi la réplication de la nature était-elle rejetée ? La question se pose, mais peut-on y répondre ?


L’Homme et le bestiaire dans le monde terrestre de la crypte de la cathédrale de Saint-Jacques de Compostelle

Victoriano Nodar Fernández, Université de Vigo

La forte pente du terrain sur lequel devait être construite la cathédrale romane de Saint-Jacques-de-Compostelle a obligé à envisager la construction d’une crypte souterraine dans la zone la plus à l’ouest. Celle-ci servirait de structure souterraine permettant de surélever la façade occidentale, présidée par le célèbre Pórtico de la Gloria. À partir d’environ 1160, cet espace architectural a été soigneusement décoré de sculptures sur son portail double et sur les chapiteaux à l’intérieur. Des sculpteurs d’origine bourguignonne qui avaient rejoint l’atelier de la cathédrale dirigé par le célèbre Maître Mateo y ont travaillé. Cette décoration sculpturale, dans laquelle les thèmes végétaux sont combinés à une forte proéminence du bestiaire médiéval, transforme cet espace souterrain en une architecture symbolique qui représente le monde terrestre. Un monde dans lequel la beauté de la Création est combinée à l’idée de la présence du mal qui qui peut compromettre la vie spirituelle des êtres humains.


Du désert au Paradis : Conques et son environnement prémoderne

Ivan Foletti, Université Masaryk, Brno (Rép. Tchèque)

Au XIXe siècle, les récits des voyageurs visitant le site de Conques-en-Rouergue rappellent l’un des mythes littéraires médiévaux les plus répandus : celui d’un lieu paradisiaque érigé au milieu d’un désert. Si ces textes romantiques correspondent aux goûts de leur temps, il est intéressant de réfléchir à leurs racines. En effet, situé au milieu du Massif central, entouré de forêt et placé dans la gorge du Dourdou, l’urbanisation de ce site monastique correspond de toute évidence à une pratique où sacré et profane s’entremêlent. L’enjeu de cette présentation est bien entendu celle de tenter une esquisse de comment l’on transforme un site sauvage en un lieu sacré. Une seconde veine de réflexion se profile cependant comme encore plus importante : celle de la construction d’un écosystème durable où nature et culture se construisent en harmonie dans un système néoplatonicien. 


Michel Martzluff, Université de Perpignan

Animer la pierre au Moyen Âge.
Les matériaux lithiques dans le bâti roman des Pyrénées catalanes

Sur l’aire catalane des Pyrénées de l’est, le bâti d’époque romane, religieux pour la quasi totalité, est associé à une grande diversité des matériaux lithiques offerts par la nature. Compensant l’extrême rareté des sources écrites et des représentations imagées, le témoignage de ces vestiges est-il à même de pouvoir éclairer les liens matériels et spirituels que l’Homme médiéval entretenait avec son environnement minéral ? Déterminer le choix des différentes roches utilisées comme pierre à bâtir, mais aussi l’évolution des techniques d’extraction et de façonnage, ainsi que la place donnée aux pierres taillées et polies dans l’architecture, représente effectivement une voie permettant d’approcher la perception qu’avaient les bâtisseurs médiévaux de cet environnement. Mais ce n’est pas sans risque. En dépassant les objectifs premiers assignés à ces investigations, dont ceux d’assoir une chronologie et d’aider à la restauration, la démarche visant à faire “revivre” ces « objets inanimés » achoppe souvent sur le biais d’un rapport au monde moderne ou contemporain.

Pendant trois siècles compris entre la construction de l’église abbatiale de Sant Pere de Rodes, qui introduisit autour de l’an Mil d’importants changements dans l’usage et le traitement des roches, et celle du cloître de Saint-Genis-des-Fontaines, tout aussi exceptionnelle au titre d’un attachement au passé roman dans les débuts gothiques du royaume de Majorque, le fait « d’animer la pierre » peut être vu sous plusieurs angles. L’un concerne l’exposition symbolique, le plus souvent en bonne place dans le chevet des églises, de roches appartenant à des monuments antérieurs, fait problématique pour nous qui avons du mal à interpréter ce que ces vestiges incarnaient. L’autre concerne plus généralement l’art de bâtir avec l’exploitation de roches dures en remplacement des “molasses”, fait qui accompagne l’évolution des progrès économiques et techniques. Entre le Cap de Creus et l’Andorre, ce transfert s’illustre surtout par l’exploitation de plus en plus poussée de roches granitiques, mais avec de nombreuses interrogations sur ce que signifie cette “mode” dans leur association ou leur concurrence avec d’autres matériaux. Enfin, au titre des mentalités, une connaissance plus fine de l’usage des divers marbres calcaires dans de nombreux monuments permet désormais de mieux associer ces roches diversement colorées avec les goûts de l’époque et les valeurs qu’elles pouvaient représenter.


Le champ végétal : réflexion autour de quelques chapiteaux issus de l’ «atelier» de la Daurade de Toulouse

Max Hello, doctorant, École nationale des Chartes

Le musée des Augustins conserve aujourd’hui le plus bel ensemble de chapiteaux sculptés issus de l’ancien prieuré clunisien de la Daurade à Toulouse (XIeXIIe siècle). Le démembrement du complexe abbatial durant la deuxième moitié du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle ne permet plus de se rendre compte de l’agencement de cet ensemble monumental, ce qui en brouille quelque peu l’intelligence. Pourtant, un élément semble encore nous ramener à cette continuité perdue tant il demeure constant : le végétal. Son omniprésence nous renvoie à son importance dans la pensée médiévale où il est considéré comme l’hylé, c’est-à-dire la matière primordiale, chez Calcidius (IVe siècle), ou bien comme vecteur de la viriditas, c’est-à-dire l’énergie créatrice, chez un auteur comme saint Grégoire (v. 540-604). Dans cet ensemble sculpté, le végétal prend des formes tout à fait variées : tantôt naturaliste, il est parfois plus stylisé, voire géométrisé. Ainsi il élabore avec l’image une relation d’ordre essentiel qui en complexifie le sens. Ses variations esthétiques sont l’indice ornemental des différents registres d’intelligence que le concepteur de ce programme mobilise chez un public averti, à savoir les moines du prieuré. En d’autres termes, pour ces derniers qui portent un regard particulier sur ces sculptures qu’est celui de la peregrinatio, être sensible aux différentes mutations du champ végétal, c’est esquisser sa compréhension du mystère de la Création.


Le grand crucifix roman de Saint-Sernin de Toulouse

Gabriel Imbert (étudiant), Université de Toulouse Jean-Jaurès

Cette recherche a permis de confirmer l’origine médiévale du crucifix roman de la basilique Saint-Sernin de Toulouse par l’étude minutieuse de l‘objet et des techniques employées pour le réaliser, de l’inclure dans la mouvance des crucifix monumentaux précieux issus de la sphère italo-ottonienne à cause de ressemblances stylistiques, notamment avec celui de Vercelli, et d’en donner une interprétation : un Christus triumphans réalisant une synthèse du mystère pascal par l’hybridation d’une crux gemmata et d’un crucifié vivant et glorieux, loin du Christus patiens eucharistique du mouvement grégorien….


Présentation du relevé de l’abbatiale de Cuxa et de sa crypte

Heike Hansen, architecte, archéologue du bâti


Vendredi 7 juillet


Matin : visite de l’abbaye de Saint-Genis-des-Fontaines et de Sainte-Colombe de Cabanes


Les plantes dans les herbiers de l’époque romane

Dominic Olariu, Université Heinrich Heine, Düsseldorf

Cette contribution de conférence portera sur quelques herbiers de la période 1000-1200. Les herbiers sont connus depuis l’Antiquité à des fins médicales. Ils contenaient la materia medica qui, jusqu’au XIXe siècle, se composait d’herbes médicinales et de quelques substances animales et minérales. On y conservait ainsi, entre autres, des recettes, des noms d’herbes et des images d’herbes médicinales, de substances animales et de minéraux. Les herbiers de la période postérieure à 1300 ont fait l’objet de recherches accrues, qui ont permis de déterminer leur utilisation dans le cadre de la médecine. On peut attribuer une fonction aux images de ces manuscrits dans le cadre de leur utilisation pratique. En revanche, les herbiers datant d’avant 1200 sont généralement considérés comme des copies non critiques de textes antiques, sans réelle compréhension ni réflexion sur leur utilité pratique. Les illustrations de ces manuscrits présentent un intérêt particulier, car elles soulèvent la question de leur raison d’être. Elles sont souvent décrites comme n’ayant aucune valeur pratique pour l’utilisateur. Cette contribution de conférence tentera de se pencher sur la question de l’utilité des illustrations dans les herbiers de l’époque romane.


Nascita dalle acque: riflessi ecologici nei mosaici dell’atrio di San Marco a Venezia
(La naissance des eaux: échos écologiques dans les mosaïques du vestibule de Saint-Marc de Venise) : 

David Ganz, Université de Zürich

De par sa situation au cœur d’une vaste lagune, la ville-république de Venise a été soumise dès ses débuts aux conditions dynamiques d’un écosystème aquatique. Dès le Moyen-Âge, les inondations dévastatrices, l’instabilité des terrains constructibles et le climat humide ont constitué des problèmes permanents pour la population de la ville. Très tôt, Venise est devenue une pionnière des pratiques écologiques et d’un savoir écologique implicite. Le cours cherche des réactions à ces relations particulières entre l’homme et l’environnement dans la production artistique médiévale de la ville. En nous penchant sur le rôle de l’eau dans les célèbres mosaïques de la chapelle des Doges de Saint-Marc, nous découvrirons une version spécifiquement vénitienne de l’histoire environnementale, qui remonte à la création du monde. Dans ce contexte, l’eau est d’une part un thème important de la narration visuelle. D’autre part, les matériaux et les techniques utilisés pour la décoration de l’église sont également étroitement liés à l’environnement aquatique de la lagune. L’ensemble des aspects visuels, matériels et spatiaux fait des mosaïques de Saint-Marc un excellent test pour explorer les possibilités des méthodes éco-critiques dans l’histoire de l’art.

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